Avec cet ouvrage, nous plongeons dans l’univers de la danse à Paris à la fin du XIXe siècle. Les bals publics du second Empire ayant disparu, une nouvelle école de danse surgissait dans les établissements montmartrois et s’ouvrait alors l’ère de la Goulue, de Grille-d’Egout et de leurs émules.
« La Goulue, petite rose, poupine et bien en point, elle dardait, hors du corsage sombre largement décolleté, ses épaules nacrées et sa tête mutine plantée de cheveux d’or, dont la lourde torsade, roulée très haut, prenait des aspects de cimier…A peine en train, ses joues s’animent comme des pêches mûres ; ses cheveux fous voltigent en « fils de la vierge » folle. Pas de méthode, peu d’ordre, mais un sentiment sûr du rythme et une incontestable franchise de gaieté…Sans contester la valeur de la Goulue, on peut affirmer qu’une grosse part de sa célébrité revient à ses qualités de fille fraîche, appétissante, fière de ses charmes et trop hardie à les montrer… La Goulue est une enchanteresse. «
« Toute différente apparaissait Grille-d’Egout : petite, sèche, pas belle avec la proéminence de sa mâchoire supérieure, son menton fuyant et ses dents trop espacées…Mais dès les premiers coups d’archet, changement à vue. La taille cambrée, le jarret nerveux, le nez au vent elle reniflait la poussière du hall comme un soldat la fumée de la bataille, et entamait le morceau avec une assurance conquérante et une verve communicative. Serrée dans son jeu, correcte dans sa progression, plus gaie que voluptueuse, elle donnait un joli spectacle, moins excitant que drôle. La mimique d’un gamin de Paris et non celle d’une roulure… »
Ces artistes avec leurs nouvelles danses rencontrent rapidement le succès et toutes les couches de la société se précipitent sur la Butte pour le spectacle mais aussi pour s’initier aux figures nouvelles. Mais on ne devient pas danseuses sans apprendre. Et ces jeunes femmes en rupture d’atelier, modiste ou couturière, remontant du trottoir ou sortant d’une maison close, voire échappées de leur famille, vont devoir apprendre durement les rudiments de cet art avant d’envisager de se produire sur scène.
Il faut commencer par des exercices préparatoires. Les jambes doivent être déliées. Les balancements sont l’a, b, c de cette étude. Les filles lancent une de leurs jambes en avant et en arrière comme un balancier suspendu aux hanches. Lever la jambe n’est rien ; simuler le grand écart, c’est peu. Mais faire voltiger le bout de son pied à trente centimètres au-dessus de ses cheveux sans plier le genou, et s’asseoir carrément par terre entre ses cuisses inversement étendues constituent deux opérations d’une exécution très difficile. L’entrainement est impitoyable et les corps souffrent pour apprendre les différentes figures : Balancements-Brisement des cuisses à terre-Brisement assis-Le Grand Ecart-Brisement debout-La Série-La Guitare-Le Port d’armes-Le Croisement-La jambe derrière la tête, le professeur martyrisent ses élèves…
Au début de l’ouvrage nous avons croisé les figures de La Goulue et de Grille d’Egout, il manquait au décor Valentin le désossé dont on trouve un rapide portrait à la fin du livre : « Valentin, de son vrai nom Jules R…, est aujourd’hui la personnalité la plus intéressante des bals publics. Un homme grand, maigre, flottant dans une redingote noire ; une face glabre marquée par la longueur du nez, obscurcie par la minceur des yeux ; masque triste. La date de ses débuts lui impose un âge respectable, sans lui enlever rien de sa vigueur physique, ni de son prestige auprès des femmes. Les hommes le vénèrent et les filles l’adorent. Il est comme le grand-maître des chevaliers servis de la Place Blanche. Mais ce qui rend sa vie particulièrement digne d’admiration, c’est que, pour jouir largement de l’existence, Valentin n’a pas besoin des bienfaits dont il est accablé par le sexe faible de Montmartre et autres lieux. Il est riche, et son frère exerce honorablement, non loin de Paris, les pudibondes fonctions de notaire. Si donc Valentin se complait dans la position sociale qu’il doit à ses talents autant qu’à ses qualités morales, c’est uniquement par amour de l’art, par dilettantisme, disons mieux pour affirmer la supériorité du mâle sur le miché.
Le texte ne porte pas de nom d’auteur mais ce dernier est l’avocat Eugène Rodrigues plus connu en bibliophilie sous le pseudonyme d’Erastène Ramiro.
Eugène Rodrigues Henriquez descend d’une lignée d’exilés portugais chassés par l’Inquisition au XVIe siècle, une des branches de ses ancêtres s’installe à Bordeaux avant de rejoindre la capitale. Il naît à Paris en 1853, embrasse une carrière juridique et devient bâtonnier de l’ordre des avocats parisiens en 1911. Il s’intéresse aux livres et aux dessins anciens. De 1896 à sa mort, il est le Président du Club des Cent Bibliophiles qui éditera des beaux livres toujours recherchés de nos jours. Nous avons déjà évoqué les publications de cette prestigieuses Société avec Les Camelots de la pensée, Quais et trottoirs et Fêtes foraines. Eugène Rodrigues sera aussi un membre influent de la Société de reproduction des tableaux de Maîtres, et un grand collectionneur. Sous le nom d’Erastène Ramiro, il publiera des ouvrages sur Félicien Rops et Louis Legrand sur son oeuvre gravé et lithographié. Il meurt à Paris le 19 avril 1928. Sa collection de livres et d’estampes sera dispersée à Drouot en novembre-décembre 1928 et en février 1929.
Nous avons déjà présenté un de ses ouvrages, Faune parisienne, aussi illustré par Legrand.
Notre ouvrage contient dix eaux-fortes hors texte auxquelles il faut joindre la couverture et le frontispice, elles sont l’œuvre de Louis Legrand qui avant Toulouse-Lautrec , croque l’univers de la danse montmartroise.
Louis Legrand (1863-1951), peintre, dessinateur et graveur. Il commence par suivre les cours du soir à l’école des Beaux-Arts de Dijon. En 1884, il s’installe à Paris. Félicien Rops l’initie à la gravure. A partir de 1887, il fait paraître ses dessins dans Le Courrier français. Ces publications lui valent des poursuites pour obscénité. En 1891, il illustre un numéro de Gil Blas consacré à la danse et s’intéresse particulièrement à cet univers. Il reçoit en 1900, une médaille de bronze à l’Exposition universelle. Avant Toulouse-Lautrec, il fera de la vie nocturne parisienne la thème principal de son travail.
Dans la série de monographies qu’Henry Babou a consacré aux Artistes du livre, Louis Legrand est présent avec le numéro 18.
Vous pourrez retrouver le détail de cette série dans une page précédente du blog : Les Artistes du livre, quatrième partie.
Terminons cette présentation par quelques mots sur la reliure, un sobre demi-maroquin à coins couleur brique signé Semet & Plumelle.
Marcelin Semet, relieur et Georges Plumelle, doreur se sont associés en 1925. Ils sont tous les deux d’anciens ouvriers de Gruel. Ils exercent ensemble jusqu’en 1955.
Résumons, un texte de qualité rédigé par un avocat bibliophile, une illustration saisissante de vérité, tirée en double état (vélin et japon, non annoncée à la justification) et une sobre reliure portant un nom connu. Quelques éléments rassemblés pour faire de cet ouvrage un bel exemplaire.
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RODRIGUES-HENRIQUES (Eugène). Cours de danse fin de siècle. Paris, Dentu, 1892. Un volume in-8 (28 cm x 18,5 cm), 59 pp.
Illustrations de Louis Legrand. 12 eaux-fortes dont la couverture (en couleurs et sur vélin et japon) et le frontispice.
Outre le tirage sur vélin des eaux-fortes, notre exemplaire contient un tirage supplémentaire sur japon des dix eaux-fortes hors-texte. La couverture a aussi un double tirage sur japon et sur vélin.
Illustrations en couleurs dans le texte (vignettes, lettres ornées et cul de lampe)
Un des trois cents exemplaires numérotés sur beau papier vélin.
½ maroquin brique à coins, dos lisse. Titre doré et date dorée, tête dorée. Couvertures conservées. Reliure signée Semet & Plumelle.
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