Nous avons déjà présenté dans ce blog, des ouvrages illustrés par André Jacquemin avec La Couronne de Paris, Histoire d’un Palais de Paris. L’Elysée. Ce fin graveur s’était enthousiasmé pour le texte de Maurice Richard » Lorsque l’éditeur me confia ce texte, je fus proprement emballé. Un style très personnel, l’histoire d’une déchéance : celle d’une femme de notaire devenue clocharde, terminant tragiquement sa vie un vendredi saint sur le pont Neuf. « La rapée », je l’ai vraiment rencontrée, une vieille alcoolique qui posait pour un litre de rouge, en racontant son glorieux passé ».
Marius Richard (1900-1960) nous raconte l’histoire de La Rapée. » C’est la veuve d’un notaire, si on peut encore lui donner ce titre de veuve. Une notairesse à la cuisse légère, dévorante; vous savez qui s’offre, les clercs, le garçon boucher et l’ouvrier plombier… »
» Il avait tout fait pour la distraire. Elle avait sa voiture, mais il n’osait pas regarder son chauffeur en face, parce qu’il se doutait qu’elle le trompait avec lui. Il se passait la main sur la figure, le pauvre vieux, pour effacer les sales images qui lui venaient à l’esprit. Elle était gourmande comme pas une et il l’emmenait trois fois par semaine au restaurant. Il la regardait bâfrer… »
» Aujourd’hui La Rapée se contente de la porte des établissement où elle dînait à la belle époque… Le notaire ne s’est aperçu que sur le tard qu’elle avait aussi la passion du jeu… »
» Six mois plus tard, il mourait avec un regard encore plus navré; d’autant plus navré qu’il ne trouvait aucun remords, aucune promesse dans celui d’Adélaïde…Où avait-il été dénicher ça ? ça venait de province….Adélaïde est cousine du jeune notaire…Du vivant de son mari, elle téléphonait ses paris au garçon d’un bar de l’Opéra, Gustave, qui avait eu naguère ses faveurs et à qui cela avait rapporté de quoi finir de payer les quelques chevaux de sa bagnole… »
» Aujourd’hui quand elle a cent sous, elle les porte dans un bistro, derrière Bercy….D’où ça lui vient, ce surnom de Coralie ? On lui a jeté un soir qu’elle attendait la soupe, son bidon à la main…Elle tire son jeu de dessous sa jupe et Ulysse porte Coralie sur ses états. Coralie, ombre portée d’Adélaïde. Si Maître Harrigaud a besoin de consolations, là où il est, il a du moins celle de penser qu’elle ne fut jamais Adélaïde que pour lui. Pour les hommes, ce fut toujours Adèle…
A Longchamps, à Auteuil, au contraire, les marchands de tuyaux suspendent les opérations dès qu’elle est en vue…Ils ne sauront jamais que la noce de Coralie, c’est le pernod d’Ulysse Télémaque, les deux pouilleux qui l’attendent, à la fin du jour, entre deux tas de briques réfractaires, sur la berge, devant l’usine du métro…Ils préfèrent les deux clodoches, la croire douée de la faculté de retourner de temps en temps dans son passé pour y faire un souper de champagne. Ils se sont associés pour lui assurer son dîner : la soupe de Reuilly réchauffée dans un seau à confitures posé sur quatre pavés…Si elle dit : Quand j’avais une voiture, ils entendent : comprennent que c’était un type dans leur genre : un doux et un miteux, un cocu….C’est un chameau, Coralie, mais c’est une grande dame. Ils ont un verre pour elle, mais elle boit au litre…Le vin lui met toute une artillerie dans l’oeil. Les deux compères l’ont sur les genoux. Ils sont aux Mille et une Nuits. Elle ne perd pas le Nord, elle leur fait les poches. C’est un de leur plaisir de constater qu’elle les a vidées… »
» Elles s’enfoncent dans les zones, où on la regarde avec méfiance. Pourquoi ? Sa dégaine n’est pas authentique. Qu’est-ce-qu’elle vient faire par ici, celle-là ? C’est un peu la bourgeoise du quartier de l’Alma qui se serait déguisée en clodoche. Où qu’elle aille, elle n’est jamais dans le décor. Elle n’est pas moins étrangère au boulevard Barbès qu’à l’avenue du Bois…C’est une provinciale que Paris n’a jamais épatée. Elle n’entend pas nos sirènes, elle ne perçoit pas leurs effluves…Elle n’a jamais pensé que l’on pouvait entrer à Notre-Dame, à Saint-Etienne-du-Mont ou à la Madeleine. Les autels ne flambent pas, les encensoirs ne fument pas pour elle. Ni Dieu, ni maître, la vieille. Les saints sont sans vertu, les statues sans nom…Elle monte un calvaire inutile, Coralie, mais la nuit, à Montmartre, elle sent flamber le phosphore de ses vieux os. La salive lui dégouline de chaque côté du menton. c’est la louve traquée aux projecteurs. Elle tend la main et on lui donne vingt sous… »
» La Rapée ne l’ouvre pas de la journée. Elle ne voit pas les caisses des bouquinistes. Le notaire, qui aimait la lecture, lui lisait du Victor Hugo, du Balzac, du Lamartine et du Musset dans des éditions reliées. Elle, supputait les nouvelles occasions de le faire cocu et les chances du favori sur lequel elle avait misé cinq louis…Elle vend, et on jurerait qu’elle achète. Elle descend le courant, et on jurerait qu’elle le remonte. Elle s’écroule avec l’apparence de se maintenir. Elle met cinq ans pour descendre de son appartement du boulevard Malesherbes au trottoir de la Glacière…C’est une forte joueuse, La Rapée. Elle ne bronche pas, en portant, un à un, ses bijoux au mont-de-piété; en bazardant, à Aligre, son monument d’astrakan râpé…La Rapée a fait douze hôtels…Le propriétaire de son dernier matelas ne l’a même pas regardé partir… »
» Elle a supprimé les moyens de transport de son existence. Elle ne connaît que la marche…Elle marche dans un Paris de matin de Vendredi Saint, tout poivré de soleil…Elle s’assied sur un banc de pierre du Pont-Neuf….Je crois bien qu’il y a une vieille qui a avalé son acte de naissance sur le Pont-Neuf… »
Marius Richard nous entraîne dans un Paris clair obscur dans une atmosphère proche de celle que nous avons déjà rencontré chez Eugène Dabit, Hôtel du Nord et Faubourgs de Paris ou Marcel Aymé avec Traversée de Paris et Avenue Junot. Porte Saint-Martin.
Son personnage, La Rapée, sillonne la capitale et donne à voir les dessous populaires des lieux en croquant des silhouettes qui plongent leurs ombres dans les bas fonds. Les gravures d’André Jacquemin accentuent la noirceur du récit qui révèle l’envers du décor de la ville lumière.
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RICHARD (Marius). La Rapée. Paris, Editions du Pavois, 1946, Un volume in-4 (34 cm x 27 cm), 84 pp.
Vingt-trois pointes sèches d’André Jacquemin. Sept in-texte, huit bandeaux et huit culs-de-lampe.
Un des quinze exemplaires marqués H.C. sur papier pur chiffon des papeteries d’Arches, comprenant une suite des gravures.
En feuilles sous couverture rempliée et étui de l’éditeur (légers frottements à l’étui). Parfait état intérieur.
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