Imaginez, Napoléon gagne à Waterloo ou son neveu cinquante ans plus tard ne capitule pas devant l’Empire prussien. Paris échappe alors au Siège et aux incendies de la Commune, la Première guerre mondiale dans sa configuration connue, disparaît du panorama historique.
Imaginez aussi en septembre 1914, il y a un peu plus cent ans, la bataille de la Marne, à l’issue cruciale pour notre pays en guerre, se solde par une victoire allemande. Nous échappons à quatre ans de conflit ravageur pour l’Europe, des millions de morts et au bouleversement de l’histoire de notre 20ème siècle. C’est cette hypothèse que retient un groupe d’historiens et de romanciers pour inventer un Autre Siècle que l’Histoire n’écrira pas mais qu’ils se plaisent à imaginer dans une uchronie très réussie.
Alors massacrons l’Histoire et commençons le récit.
La bataille de la Marne est perdue. Marc Bloch racontera ces journées dans « L’Etrange défaite » vingt-cinq ans plus tard. La situation militaire ne peut plus être redressée en métropole. Clémenceau remplace Viviani à la présidence du Conseil et Delcassé, redevenu ministre des Affaires étrangères, envisage de poursuivre le combat sur mer grâce aux ressources de l’Empire. Il prend alors contact avec les Britanniques mais tait ses démarches à Clémenceau et Poincaré qui de leur côté demande l’armistice à l’Allemagne début octobre. Delcassé fait appareiller la flotte de l’autre côté de la Méditerranée à Bizerte où arrivent un certain nombre d’hommes politiques et de généraux comme Galliéni et Lyautey. Poincaré et Clémenceau craignent que cette action dissidente ne durcissent les conditions de l’armistice. Néanmoins ce dernier est signé le 11 novembre 1914 dans le wagon de commandement du général Moltke, en forêt de Compiègne dans la clairière de Rhetondes. En fait pour le besoin du récit, le désastre de 1940 se produit 25 ans plus tôt car là aussi deux gouvernements français se font face. Par le traité de Versailles, l’Allemagne annexe de nouveaux territoire en France, en Belgique et au Luxembourg et constitue une vaste union douanière regroupant l’Europe centrale, la France, la Belgique, les Pays-Bas et le Danemark pour conforter une domination géopolitique et économique de longue portée.
Mais les combats marquent profondément les soldats et la défaite rapide n’efface pas les vies perdues. Des dizaines de milliers d’hommes étaient morts et il en aurait été tué bien plus si la guerre avait duré. Ces hommes avaient été sacrifiés. La victoire aurait-elle atténué l’amertume de cette dilapidation des forces vives ? Dans la campagne normande, les rescapés de la guerre s’interrogent.
La défaite plonge le pays dans la crise financière. L’importante pression fiscale qui s’en suit exaspère le monde rural qui imagine avoir payé un tribut plus lourd dans la défaite que le reste de la population du fait de l’incurie du gouvernement et de l’incompétence de l’Etat Major. La jacquerie, attisée par les leaders paysans, embrase la Picardie et se diffuse dans tout le pays. Le vrai scandale, c’est la défaite, le grand coupable, c’est l’impôt, le grand ennemi c’est l’Etat !
Et à Gambais, Landru sous un faux nom, se présente à la députation…
La défaite française, la chute de Paris, provoquent une immense émotion mondiale au Royaume Uni, dans tout l’Empire britannique, aux Etats-Unis et en Amérique du sud. Les Anglais s’inquiètent pour leur sécurité immédiate face à la puissance allemande. Une initiative diplomatique d’envergure se dessine visant à s’assurer du soutien des Américains, du repli français pour poursuivre les combats avec le soutien de l’Empire et de la neutralité des Italiens. Les Allemands veulent négocier une paix honorable avec les Britanniques qui rejettent leurs propositions. N’obtenant pas les réponses attendues, les Allemands manoeuvrent en Asie pour déstabiliser la domination coloniale anglaise aux Indes.
La diplomatie ayant atteint ses limites, l’option militaire prévaut et à la suite d’une action hardie, la flotte allemande est en partie détruite. L’Angleterre a toujours la maîtrise des mers et peut sécuriser la route des Indes. Elle s’assure aussi du contrôle des routes terrestres en combattant l’Empire ottoman et en organisant un blocus de l’Allemagne. En torpillant un paquebot britannique transportant des Américain, l’Etat-major provoque en mai 1915 l’entrée en guerre des Etats Unis ce qui pousse l’Allemagne à la négociation dès 1916 et lui offrira le leadership dans l’union européenne
En Asie, l’influence allemande se propage par le soutien à tous les mouvements visant à écarter les anciennes puissances coloniales françaises et britanniques. Les Allemands renforcent aussi leur alliance avec l’Empire ottoman.
Les Russes défaits sur le front de l’Est, signent l’armistice le 30 septembre 1914. Pour éviter la chute de Moscou, le tsar abdique et confie la régence à la tsarine qui doit surmonter une guerre civile de six ans où s’affronte les bolcheviques communistes et l’extrême droite nationaliste. Le régime évolue vers une monarchie constitutionnelle qui organise une réconciliation affirmée avec les Allemands ce qui assure à la Russie son développement économique et son influence culturelle.
A Pasewalk en décembre 1914, un Allemand, rendu aveugle par le souffle d’un obus, est soigné par le professeur Edmund Forster spécialiste des névroses de guerre et praticien de l’hypnose. Il guérit son patient et intercède pour son admission à l’Académie viennoise de peinture. Ce n’est pas la peine de donner le nom de ce peintre tragiquement célèbre…
Berlin 1921, en janvier, les rues sont pavoisées de noir, le chancelier Betmann-Hollweg est décédé. Avec la victoire, il avait fait de son pays le maître du continent en confortant la concorde nationale qui fusionnait les intérêts des junkers et de la social démocratie dans un nouveau contrat social novateur. L’Empire allemand abandonnait son versant militaire pour construire un empire industriel et commercial
Berlin 1923, café Kranzler, Jünger reçoit Aragon et Drieu la Rochelle. Celui qui aime la guerre converse avec ces dandys. La littérature reste le terrain neutre de leurs échanges. Leni Riefenstahl danse entre les tables et Berlin se libère de sa société figée.
La littérature de l’après-guerre est dominée par le modèle allemand du roman à thèse. Berlin et Vienne accapare les Beaux-Arts. Paris devient la capitale mondiale des cabarets, des salles de cinéma et des dancings. La science allemande impose ses méthodes et ses valeurs. La langue allemande devient la lingua franca. Face à l’hégémonisme allemand, la France s’américanise à grand pas. Les réalisateur français s’installent à Hollywood et nombre d’artistes américains franchissent l’Atlantique pour s’installer en France. Puissances économiques dominantes jusqu’à la crise économique de 1989, l’Allemagne, les Etats Unis et le Japon manient avec dextérité le soft power qui conforte leur emprise.
Voilà à quoi ressemblerait le monde si l’Allemagne de Guillaume II avait gagné la bataille de la Marne. Si l’on retrouve tous les personnages historiques de ce siècle, les auteurs imaginent pour eux d’autres destins, reconstituant une histoire parfaitement vraisemblable à défaut d’être vraie. La France a gagné la bataille de la Marne. Le conflit allait ensanglanter l’Europe et ses conséquences marqueraient durablement ses peuples tout au long du siècle.
Comme l’envisage cet ouvrage, le destin ou le hasard auraient pu être tout autre.
Beaucoup d’écrivains ont combattu pendant la Grande guerre.
Certains disparurent comme Peguy ou Alain-Fournier. D’autres comme Apollinaire fragilisé par sa blessure, sera emporté par la grippe espagnole, Cendrars perdra un bras dans les combats de Champagne ou Dorgelès qui n’aurait pas eu le temps d’écrire les Croix de bois qui le rendra célèbre en 1919. Paris-Libris conserve sur ses rayonnages, quelques ouvrages de ces auteurs et aussi des récits des épouvantables combats comme dans Le Cabaret d’Alexandre Arnoux.
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Sous la direction de Xavier Delacroix, Stéphane Audoin-Rouzeau, Sophie Coeuré, Pierre-Louis Basse, Bruno Fuligni, Quentin Deluermoz, Robert Frank, Benoît Hopquin, Cécile Ladjali, Christian Ingrao, Pascal Ory, Pierre Lemaitre, Pierre Singaravélou. L’Autre Siècle. Et si les Allemands avaient gagné la bataille de la Marne ? Paris, Fayard, 2018. Un volume in-8, 314 pp. 22,50 euros.
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