Comme nous l’avons appris dimanche dernier, les soldats rassemblés en région parisienne partaient au front à pied. Toutefois, la percée des troupes allemandes qui parviennent dès les premiers jours de septembre 1914 en Seine et Marne oblige l’état-major à trouver une solution rapide pour acheminer les troupes. Les 6 et 7 septembre 1914 sur ordre du général Galliéni, plus de 1000 taxis parisiens sont réquisitionnés pour acheminer les soldats dans la nuit du 7 au 8 septembre 1914. 3 à 5000 hommes seront acheminés par ce moyen pour participer à la Première Bataille de la Marne.
Cette épisode même si il a eu un faible impact sur la conduite des opérations, est resté un événement mythique de la Grande Guerre, ce ne fut toutefois qu’une exception.
Avec son régiment, notre caporal télégraphiste poursuit sa route à pied. Nous l’avons laissé à Ligneville le 1er décembre et progressivement il se rapproche du front, longue marche et pluie battante rythme le parcours. Le moral s’en ressent. 7 décembre : Manoeuvre de Bataillon. Le résultat de cette manoeuvre est d’avoir abîmé 2 ou 3 champs labourés et semé. Peut-être que plus tard on fera attention aux récoltes futures. Je vois tout noir, car depuis notre départ aucune lettre ne nous est parvenue. De plus dans ce village, impossible de rien acheter et force nous est de nous contenter avec les délicats ratatouilles de la roulante » puis le 8 décembre : La manoeuvre d’hier a été si utile que ce matin on la recommence. L’après-midi revue d’armes » 13 décembre : Aujourd’hui baptême du feu car nous montons aux tranchées à 1 h du matin. D’Eclusier nous suivons le canal pour arriver à Frise qui sera le point que nous devons garder. Jamais je n’oublierai cette initiation. Le boyautage que nous prenons est rapide et sinueux. Plein de boue, nous enfonçons jusqu’au genoux. Pour relayer le 30e nous barbottons pendant 2 heures dans ce cloaque et lorsqu’enfin nous sommes placés je suis absolument vidé. Nos officiers aussi novices que nous n’ont pas réussi à faire quelques commandements pour éviter cette pagaille. Dès notre placement tant bien que mal l’ordre nous est donné de tirer sans relâche. Sur quoi ? Personne ne sait seulement dans quelle direction est l’ennemi. Pour ma part, je brûle 200 cartouches absolument pour rien, mais c’est l’ordre. Si les Allemands avaient pu se douter de ce qui se passait, cela aurait été une belle occasion de conquérir ces positions. Le soir Kriens tombe frappé d’une balle en plein front. Coïncidence, je suis né un 13 et c’est un 13 que suis exposé au feu pour la première fois ».
Et la vie s’organise entre construction de tranchées et montée au front. Tous les jours Robert Gruaz consigne dans son carnet les événements de la journée. Nous avons retenu quelques uns d’entre eux sur l’ensemble de l’année 1915.
1er janvier 1915 : » A l’occasion du nouvel an nous touchons 1 cigare, 1 mandarine, 2 pommes, des noix et 1 bouteille de champagne pour 4. Quelle noce !!!! 18 janvier 1915 : » Aujourd’hui triste cérémonie. Parade de dégradation pour un homme de la 5eme Compagnie pour outrages et voie de fait envers un supérieur. La neige tombe à gros flocons ajoute encore à la tristesse de ce tableau.
1er février 1915 : Vu le froid sans doute on nous passe à la tondeuse, charmante attention !!! 19 février : » Les Allemands envoient du 77 qui touche en plein boyau. 16 blessés et 2 morts. A 4 heures, je suis nommé téléphoniste j’en suis content car je suis toujours un peu plus tranquille que dans les rangs »
1er mars 1915 : « Toute la nuit vive fusillade malgré la pluie qui tombe à flots. Je répare 2 fois la ligne téléphonique coupée par obus. 15 mars 1915 : « Les Allemands bombardent avec rage Eclusier et Frise. ce dernier village est incendié et toute la nuit nos tranchées qui se trouvent au milieu du village sont éclairées comme en plein jour » 17 mars 1915 : Nous quittons notre secteur où dans le cimetière reposent 160 de nos camarades. Adieu !! Le bataillon rentre à Cappy mais moi je vais à Dampierre relever le téléphoniste de l’unité que nous devons relever ». 27 mars 1915 : « En face de Dampierre, il y a encore les cadavres de soldats du 30e tombés lors de l’attaque de septembre. Les Allemands pensent que les Français ne voudraient pas laisser ces malheureux sans sépulture avaient attaché des ficelles à ces cadavres et lorsque l’on touchait cela actionnait une sonnette dans leur tranchée. Aussitôt une mitrailleuse braquée sur l’endroit tirait de suite et 4 brancardiers sont tombés dans ce guet-apens ».
16 avril 1915 : « Un taube survole Hangert et lâche 2 bombes qui tombent dans des jardins sans causer de dégâts ». 27 avril 1915 : « Repos. On nous habille en bleu horizon »
1er mai : « Aujourd’hui marche manoeuvre. Maresmoustiens, Bouillancourt, Malpart et retour (15 km). En traversant le bois de Malpart, nous nous trouvons nez à nez avec un sanglier dommage que l’on n’a pas pu le tuer cela aurait varié l’ordinaire. Cueilli muguet. 19 mai : L’adjudant Barutaud sorti cette nuit en patrouille est blessé par une balle qui fracture la cuisse droite. L’après midi le 92eme Infanterie donne un concert que les Allemands interrompent à coups de 105. 24 mai : Nuit calme. A 3h du matin , on annonce par téléphone que l’Italie déclare la guerre à l’Autriche. Bonne nouvelle accueillie avec joie dans les tranchées. 25 mai : Un observateur allemand qui se trouvait dans un arbre est descendu à coups de fusils. A la tombée de la nuit, on va le chercher. Il ne survivra pas à ses blessures. Les habits sont dans un état déplorable par contre ils ne manquent pas de vivre. Chose cocasse, il croit que l’Italie marche avec eux
10 juin : Au jour, nous apercevons entre les deux tranchées des drapeaux verts avec un croissant au milieu. Les Allemands pensant avoir encore les tirailleurs devant eux cherchaient par des déclarations attachées aux drapeaux à les faire déserter. Ils en sont pour leurs frais. Hoffeck, en plein jour va chercher le drapeau qui se trouve devant la Compagnie. 17 juin : Cette nuit incident regrettable. Deux hommes de la 6eme Compagnie (1 Russe et 1 Suisse) qui fauchaient de l’herbe devant les créneaux ont disparu malgré la protection d’une patrouille de couverture. Désertion ou accident ? 26 juin : A 3h le Colonel russe Anabistchine passe en revue les Russes qui doivent partir dans leur armée nationale
4 juillet : On commence à parler de la dissolution de notre régiment qui serait fondu avec le 2eme de Marche qui s’est couvert de gloire en Artois. Le 9 mai et le 16 juin mais dont les succès ont été payés de lourdes pertes. Les permissions commencent aujourd’hui quand partirai-je ? 12 juillet : Repos et préparatifs de départ. C’est officiel, le 3eme a vécu et dans quelques jours nous serons incorporés au 2eme. Y retrouveront-nous la bonne camaraderie qui régnait ici et qui avait été ébauchée et consolidée dans des moments si difficiles ? 15 juillet : Partis à 7 h de Montbeliard , nous arrivons à Coisevox à midi 30. La pluie pour ne pas perdre l’habitude et rien de chaud depuis le 13 à midi. 16 juillet : La journée se passe à répartir dans chaque Compagnie tout l’effectif du 3eme. Notre nouveau capitaine paraît charmant, son fils sert comme Caporal dans la Compagnie.
9 août : Balade au Ballon de Servance (38 km aller et retour 1210 m d’altitude) Au sommet du fort on aperçoit toute la chaîne du Jura Bernois le Mont blanc, le Cervin, le Wetterhorn enfin un peu de mon pays. 15 août : Repos avec le sergent Muler, je fais l’ascension de la Haute Handre » 1300 mètres d’altitude. D’en haut vue panoramique superbe. Nous apercevons Belfort. 18 août : Départ de Plancher à 5h du matin pour le Ballon d’Alsace (40 km) (1250 mètres d’altitude). J’ai le plaisir de fouler l’ancien sol allemand devenu français depuis Août 1914. j’ai cueilli fleurettes au pied même de l’ancienne frontière.
Le caporal Robert Gruaz est né à Paris XVIIe arrondissement le 13 février 1885. Il s’est engagé dans la Légion Etrangère comme nous l’avons découvert dans la page précédente de notre blog car il avait renoncé à prendre la nationalité française comme il en avait la possibilité l’année de ses 21 ans en 1906. Ses parents étaient suisses. Il ne pouvait donc pas être appelé sous les drapeaux par l’armée française à la déclaration de guerre et s’est porté volontaire pour rejoindre la Légion étrangère au début du conflit en septembre 1914.
1er septembre : Partis à 4h du matin de Roppe, nous arrivons à Plancher vers 11h. Complètement erreintés. Pour faire une vingtaine d’heures de travail nous avons fait 120 kil. à pied et l’on s’étonne que l’on rouspète. Pendant notre séjour en Alsace, nous avons eu 7 hommes blessés et un lieutenant tué. 5 septembre : Ce matin un prisonnier Sada se tire une balle dans la cuisse et se fait une blessure affreuse. cette affaire nous cause de grands ennuis et un peu plus toute la garde était punie pour n’avoir pu empêcher cela. 13 septembre : Le Président de la république Mr Millerand et le général de Maud’huy nous passent en revue à Chaux (35 km aller et retour). Remise du drapeau à notre régiment. Cela sent l’attaque prochaine. 14 septembre : Repos nous devons embarquer demain pour la Champagne. 22 septembre : Les Allemands bombardent le bois où nous sommes. 8 tués, 16 blessés. Nous continuons le travail dans les boyaux. Nous touchons les nouveaux casques » bourguignottes » A 2 h.l’artillerie française commencement le bombardement des positions allemandes. Le bruit est infernal. Dire que jusqu’au 25 à 9h cela ne va pas s’arrêter. 23 septembre : Nous touchons 250 cartouches, 2 jours de vivres de réserve, 2 bidons d’un litre, un masque et des lunettes. Le bombardement continu implacable on dirait un roulement de tambour et d’heure en heure la violence en augmente. J’ai la tête à moitié démolie. Les Allemands répondent à peine. 24 septembre : Repos. On ne fait que manger et boire, dame on nous soigne avant de nous faire tuer. Nous sommes bien nourris, 4 quarts de vin par jour, 2 fois du café et du tafia. C’est demain le commencement de la danse et le bombardement redouble d’intensité. Un bataillon allemand en entier (ou plutôt ce qu’il en reste) Colonel en tête se rend ne pouvant plus résister disent-ils au tir infernal de notre artillerie. A 10h nous quittons notre bois pour nous rapprocher des 1ères lignes.
25 septembre : Depuis 1h ce matin, nous sommes massés dans les boyaux d’attaque. La canonade fait rage et il pleut. A 9h15 l’artillerie allonge le tir et nous sortons à la baïonnette. Les deux premières lignes allemandes sont prises mais trop mal, mais avant la 3eme nous sommes arrêtés par un feu infernal de mitrailleuses et les hommes tombent comme des mouches. Force nous est de nous terrer comme des taupes en attendant de pourvoir repartir. Les boyaux allemands à moitié détruits sont pleins de morts et de mourants. C’est horrible, on est obligé de marcher dans le sang et les cris des mourants forment une mélopée horrible. En passant » Place de l’Opéra » quelques secondes avant de sortir pour l’attaque, nous avons dû subir les gaz. On repart jusqu’au bois Guillaume où un feu terrible de mitrailleuses nous arrête à nouveau. On passe quand même mais à quel prix !!! Le sol est littéralement noir de cadavres. Jamais je n’oublierai ce spectacle d’épouvante. Le soir nous sommes face à la côte 193 et nous nous retranchons à la hâte. Une courte attaque amorcée vers minuit et repoussée assez facilement. Les cris des blessés, le sifflement des balles et des obus nous font trouver le temps bien long et nous attendons avec impatience qu’il fasse jour. 26 septembre : Les tirailleurs à 1 h du matin ont réussi à prendre la tranchée allemande qui se trouve à notre droite et les Allemands qui sont en face de nous sont obligés de se replier sur la ferme de Navarin. Le jour ramène vers nous à notre gauche 2 contre attaques allemandes mais pas très énergiques et elles sont repoussés facilement. Il pleut, rien de chaud depuis le 24 à 6h du soir. Vers le soir nous sommes parvenus aux lisières du bois de » La Brosse à dent ». 27 septembre : vers le petit jour les Allemands nous octroient un tir de barrage de derrière les fagots. Malgré tout on reste sur place. les copains tombent par dizaines. Mon escouade est réduite à 4 hommes.
28 septembre : Le 137eme de ligne vient nous remplacer car nous devons attaquer le bois qui couvre à droite la ferme » Navarin ». Je trouve qu’avec nos pertes on pourrait nous éviter d’y retourner enfin !!! A 5 h après un violet bombardement de notre artillerie nous partons. Au commencement tout va bien mais en face 193 au moment où nous sortions du bois, les Allemands démasquent des mitrailleuses et nos rangs s’éclaircissent à vue d’oeil. Plus de 300 des nôtres restent accrochés dans les fils de fer que par hasard l’artillerie n’avait pas détruit. Comment suis-je sorti indemne de cet enfer, je me demande. On repart navré dans notre 1ère ligne.
C’est au cours de ces terribles engagements que Louis Frédéric Sauser lui aussi engagé volontaire au sein du régiment de marche de la Légion étrangère sera grièvement blessé le 28 septembre dans l’attaque de la ferme Navarin, il y perdra sa main droite. Lorsqu’éclate la Grande Guerre, Blaise Cendrars puisqu’il s’agit de l’écrivain, publie un appel aux étrangers résidant en France et donne l’exemple en s’engageant dans la Légion étrangère, il sera affecté au 3e régiment de marche de la Légion étrangère le même que celui de Robert Gruaz. Dans la main coupée (Denoël, 1946) il évoquera la Légion : » Etre un homme et découvrir la solitude. Voilà ce que je dois à la Légion et aux vieux lascars d’Afrique, soldats, sous-officiers, officiers qui vinrent nous encadrer et se mêler à nous en camarades, des desperados, les survivants de Dieu sait quelles épopées coloniales, mais qui étaient des hommes, tous. Et cela valait bien la peine de risquer la mort pour les rencontrer, ces damnés, qui sentaient la chiourme et portaient des tatouages. Aucun d’eux ne nous a jamais plaqués et chacun d’eux était prêt à payer de sa personne, pour rien, par gloriole, par ivrognerie, par défi, pour rigoler, pour en mettre un sacré coup, nom de Dieu… »
9 octobre : Journée assez rude, mais pas trop de bobos. Nous avons réussi à placer 2 lance bombes et cela se calme un peu. A minuit je sors avec Violamer et Lydoz pour faire une patrouille en avant de nos lignes. A peine sortis le bombardement recommence impossible de reculer ou d’avancer. Alors nous ne bougeons pas de l’endroit que nous devons explorer mais on vit dans l’attente du coup qui va arriver. Un obus tombe sur Lyclon et lui coupe un pied et mutile l’autre. Violamer et moi rien. Comment l’avons nous ramené à la tranchée sans nous faire tuer ? Lydoz d’un courage surhumain n’a pas perdu son sang froid et avant de partir sur le brancard il nous a demandé une cigarette. Je ressors avec Violamer et quoique tout se soit calmé, j’attends avec impatience le moment de rentrer. Nos Chefs ayant eu la bonté de trouver notre conduite digne d’éloges nous proposent tous les deux pour la croix de guerre. 12 octobre : Le 2eme Etranger qui est toujours en ligne fait 1 Allemand prisonnier qui avec 4 autres étaient en train d’installer une mitrailleuse dans un boyau nous appartenant. Il y a tellement de mélange dans les lignes que cette erreur est possible quoiqu’elle paraisse incroyable. Les 4 autres boches refusant de se rendre sont tués. Ce prisonnier fait partie des troupes ramenés en hâte de Russie. 17 octobre : Depuis le 25 septembre le 1er et le 2eme Etrangers ont perdu environ la moitié de leurs effectifs. Sans commentaires !!! 20 octobre : Adieu Champagne pouilleuse, nous ne te regrettons pas.
21 octobre : Après 13 h de wagons à Bestiaux, nous débarquons à Bethysy Saint Pierre. 25 octobre : Revue à Sacy le Petit (30 kil. aller et retour) S.M.George V , Mr Poincaré et le général Joffre ont l’amabilité de nous voir défiler !! Remise de croix et défilé pendant 1 heure l’arme sur l’épaule. Rien à dire c’est le repos !! 30 octobre : Je passe auxiliaire téléphoniste.
3 novembre : Aujourd’hui dégradation d’un tirailleur du 4eme et d’un légionnaire. Le 1er travaux publics à perpétuité (tué son caporal) le 2eme 5 ans de travaux (refus d’obéissance). 7 novembre : Le 1er Etranger ne va plus former qu’un bataillon. Le 2eme Etranger formera 2 bataillons et les 3 bataillons réunis formeront le Régiment de Marche de la Légion Etrangère. Du 29 novembre au 4 décembre : en permission à Paris.
7 décembre : De garde. Comme demain, je passe au téléphone à titre définitif, ce sera ma dernière garde. 22 au 31 décembre. Installation du cantonnement et pose des lignes téléphoniques reliant Mongobert, Puisieux et Villers Cotterets. On nous habille en kaki.
Prochaine parution sur le carnet de route du Caporal Robert Gruaz, dimanche 18 mars.
Vous verrez au site: http://www.frontseattowar.com en cliquant sur « letter of the day » le tracé d’un adjudant ( warrant officer ) dans l’armée de Patton, jour par jour dans sa traversée de la France, le Luxembourg, et l’Allemagne….